1772
C'est un vieillard qui parle... "Pleurez , malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l'arrivée , et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour , vous les connaîtrez mieux . Un jour , ils reviendront , le morceau de bois 1 que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci , dans une main , et le fer qui pend au côté de celui-là , dans l'autre , vous enchaîner , vous égorger , ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux , aussi corrompus , aussi vils , aussi malheureux qu'eux . Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière , et la calamité que je vous annonce , je ne la verrai point . Ô Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil . Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent ."
Puis s'adressant à Bougainville , il ajouta : " Et toi , chef des brigands qui t'obéissent , écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents , nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur . Nous suivons le pur instinct de la nature : et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère . Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien . Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras , tu es devenu féroce entre les leurs . Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang . Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage . Tu n'es ni un dieu , ni un démon : qui es-tu donc , pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là , dis - nous à tous , comme tu me l'as dit à moi , ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous . Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes , et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti , qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé l'une des méprisables bagatelles 2 dont ton bâtiment est rempli , tu t'es récrié , tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? 1 Il s'agit du crucifix de l'aumônier . 2 Allusion à des vols d'objets commis par les Tahitiens .
Denis DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville , deuxième partie , 1772